12/10/2012
"LES PHARES" DE BAUDELAIRE
"LES PHARES
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d'un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;
Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;
Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;
Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours verts,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, cesTe Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C'est pour les cœurs mortels un divin opium !
C'est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C'est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !"
Charles BAUDELAIRE (extrait des Fleurs du mal).
Portrait de Baudelaire par Gustave Courbet.
15:01 Publié dans Poèmes | Tags : baudelaire, les phares, poème | Lien permanent | Commentaires (6)
Commentaires
J'évoquais ce matin Rubens dont Delacroix, pour son "Apollon vainqueur du serpent Python", était venu voir les toiles exposées à Anvers et à Bruxelles.
Le hasard veut qu'ici, c'est le même Rubens qui ouvre ce superbe hommage baudelairien à une "brochette" de peintres d'exception et à un sculpteur qui a donné son nom à une "Cour", au Louvre, à l'entresol de l'aile Richelieu, là où, un temps, résida le Ministère des Finances (rue de Rivoli) ; cour dans laquelle, précisément, l'on peut admirer le pathétique "Milon de Crotone", de Puget ...
Bon, mais revenons à Baudelaire et à ses "Phares" : chacun des huit premiers quatrains établit une "correspondance" entre les sensations que produit en nous l'art de ces hommes illustres et les mots mêmes du poète.
Et ce n'est à mon sens pas un hasard s'il termine l'énumération - 8ème strophe - par celui qu'il préfère : Eugène Delacroix.
Il n'est que relire les termes plus qu'élogieux avec lesquels, dans une publication intitulée "Salon de 1846" (Oeuvres complètes, Paris, Seuil, pp. 232-9 de mon édition de 1968) Baudelaire, grand critique d'art, "peint" déjà Delacroix et, p. 238, ces mots qui font en quelque sorte écho au poème que vous nous avez donné à lire :
"Chacun des anciens maîtres a son royaume son apanage, - qu'il est souvent contraint de partager avec des rivaux illustres. Raphaël a la forme, Rubens et Véronèse la couleur, Rubens et Michel-Ange l'imagination du dessin. Une portion de l'empire restait, où Rembrandt seul avait fait quelques excursions, - le drame, - le drame naturel et vivant, le drame terrible et mélancolique, exprimé souvent par la couleur, mais toujours par le geste.
En fait de gestes sublimes, Delacroix n'a de rivaux qu'en dehors de son art."
Et Baudelaire de citer, à l'appui de son assertion, les noms d'un des plus grands acteurs de l'époque romantique (Frédérick Lemaître) et d'un tragédien anglais (Macready).
Si je me suis permis, Améthyste, d'ajouter ces quelques lignes, c'est pour attirer l'attention de vos lecteurs sur la manière dont un grand littérateur peut évoquer les mêmes personnes de manière tellement différente selon qu'il rédige en vers ou en prose ...
Écrit par : Richard LEJEUNE | 08/10/2012
Oui, les mots élogieux de Baudelaire dans la publication "Salon de 1846" et surtout cette phrase : "En fait de gestes sublimes, Delacroix n'a de rivaux qu'en dehors de son art" démontrent nettement sa préférence pour Delacroix, mais le contraste entre poésie et prose reste frappant !
Je me demande si la prose d'un grand littérateur peut atteindre le charme envoûtant de certains poèmes. La prose de Chateaubriand ? celle de Flaubert ?
Écrit par : Améthyste | 10/10/2012
"Je me demande si la prose d'un grand littérateur peut atteindre le charme envoûtant de certains poèmes", écrivez-vous.
Alors, là, oui, sans hésitation aucune. Indéniablement !
A mes yeux - ou plutôt -, à mes oreilles ...
La prose de Chateaubriand ? : incontestablement.
Celle de Flaubert ? : je serai moins affirmatif. Mais cela n'engage que moi ; ou, plus vraisemblablement, ma sensibilité propre.
Quelques autres exemples qui, immédiatement, me viennent à l'esprit ?
NERVAL - autorisez-moi à vous conseiller de relire, sur mon blog ou ailleurs - ses écrits sur l'Égypte (entre autres) au sein de son "Voyage en Orient" ;
SAINT-JOHN PERSE, aussi - je pense l'avoir un peu fait connaître consubstantiellement à Sinouhé ;
et puis, - mais là, c'est une véritable passion amoureuse d'adolescent, conservée à l'âge adulte : PROUST.
Écrit par : Richard LEJEUNE | 10/10/2012
Concernant Flaubert, je pensais à "Salammbô", inoubliable... pour moi !
Nerval, oui, bien sûr ! Merci de m'avoir indiqué que je peux lire certains de ses écrits sur votre blog.
Quant à Proust, il est devenu une de mes plus grandes passions dès les premières lignes ! J'ai dévoré tous les volumes d'"A la Recherche du temps perdu" que j'ai pu me procurer.
Danse toujours dans ma tête la description du jardin abandonné dans "la Faute de l'abbé Mouret" de Zola, ouvrage que j'ai lu, la première fois, lorsque j'avais huit ans.
Écrit par : Améthyste | 12/10/2012
Zola !
Alors là, si je m'attendais ...
Mais pourquoi pas ?
Probablement ai-je dû le lire trop vite ... ou n'étais-je pas assez réceptif ...
Soyons honnête, je viens d'y retourner, dans ce Paradou qui abrita les amours d'Albine et du jeune abbé. J'ai eu la fâcheuse impression, en lisant quelques pages - excusez mon iconoclastie ! - de consulter, les images en moins, le célèbre catalogue Gonthier que mon père recevait chaque année parce qu'il commandait des graines pour agrémenter notre jardin ... qui n'avait, rien, je vous assure, de comparable aux descriptions que je trouve fort théoriques que donne Zola dans son roman.
Cela posé - heureusement que l'on n'aime pas tous les mêmes morceaux littéraires, il n'y aurait quasiment plus aucune discussion possible, sinon pour applaudir de conserve ! -, vous avez donc fréquenté l'abbé Mouret à huit ans ?
Écrit par : Richard LEJEUNE | 12/10/2012
Très amusante la comparaison avec ce catalogue floral !
Mais ce jardin abandonné, dont la description a ébloui mon regard d'enfant à ce moment-là, reste encore pour moi, quelques décennies plus tard, un lieu merveilleux de refuge...
Écrit par : Améthyste | 12/10/2012
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