29/07/2012
QUELQUES AUTRES EXTRAITS DE L'ABIME
LES CHÊNES :
"Vers les onze heures, le rassemblement du plan, maintenant réduit, se déplaça sur la muraille. Le bourdonnement des tronçonneuses montait plus fort, plus aigu, parfois, semblait-il, accompagné d'un cri de souffrance, les branches maîtresses s'effondraient avec un bruit sourd de membres arrachés, des images d'anciens supplices, écartèlement, roue, os rompus, assaillaient les cerveaux. Un vent violent s'éleva brusquement, pareil à une clameur de haine, empli d'odeurs de forêts dévastées et de sacrilège. Ils partirent, selon la rituelle habitude, à midi sonné, navrés, simulant ne rien comprendre alors qu'ils savaient tout, marchant vers la gamelle en cortège d'enterrement. Marc se rappelle qu'il resta seul, figé par l'émotion, une douleur vive au creux de l'estomac, offrant au Gouffre dénaturé, aux chênes mutilés et bientôt abattus, un moment de silence, une première compassion."
VISIONS :
"Il contemple le ciel. De grands éclairs silencieux, des nuages pareils à des montagnes se meuvent lentement, dômes et coupoles, tours du zénith, corniches au-delà du vertige se superposent vers les empires de l'éternité et de la nuit. Parfois un éclair plus puissant que les autres, sans doute le regard d'un dieu, laisse deviner en d'ultimes abîmes, dans le lointain des millénaires, des constellations inconnues et des chiffres maléfiques. Puis un Pierrot cherchant la lune se montre derrière les carreaux, il questionne du regard l'archéologue avant que deux grosses larmes semblables à des limaces ne coulent sur son masque de cire."
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AUTRES EXTRAITS DE L'ABIME
LA MALADRERIE :
"Cette odeur persistante, méphitique, si tenace que toutes les bourrasques du monde ne peuvent la chasser... les siècles inlassablement nous transmettent cette puanteur, l'âme de la lèpre imprègne toujours ces lieux, elle perpétue l'horreur ancienne, l'effroi médiéval... Voyez-vous ces zones d'ombre malgré les éclairages modernes ? De terribles douleurs les hantent à jamais, les luminaires n'y peuvent rien. Observez comme les ténèbres s'épaississent par endroits. Les Basses-Fosses... Plus personne depuis belle lurette n'habite ce passage bâti de maisons tout en rez-de-chaussée, aux murs rongés par le salpêtre, des murs lépreux, le sol de terre battue avec d'éternelles flaques croupissantes, des ombres inquiétantes et des bourbiers aux endroits que ne touche jamais le soleil."
LES VÉTÉRANS :
"Les poilus, arme à l'épaule, trouvèrent rapidement le pas militaire, le miracle se produisait, ils se détachaient des curieux attirés par un fait divers sanglant, et avançaient en cadence, ailleurs, sur les grands boulevards de l'Histoire à la rencontre de leur périlleuse jeunesse. Dorgelès et Barbusse chantaient leurs hauts faits, les cuivres de la gloire couvraient les vaines conversations, ils marchaient altiers et plus de mille fois morts au Chemin des Dames, à la tranchée des baïonnettes. Ils marchaient avec des millions de fantômes ressuscités des terres de l'Est ou des frontières flamandes, visages d'antan, frères d'armes qu'ils pensaient oubliés à jamais mais cheminant tout à coup à leur côté. Saint-Vigelle, bouleversé par cette foulée "scandée", abandonna les premiers rangs, les gendarmes, tout ce que l'on voudra, pour se placer à la tête de ses vétérans. Seul un éclair dans les yeux, au-delà de toutes les péroraisons, accueillit la venue du chef reconnu par la troupe. Ils marchaient, ultime parade, en larmes, la tête emplie de leur légende. Ils marchaient, ils marchaient encore, ils marcheraient toujours aux accents de l'épopée, de l'émotion, des admirations futures, eux, les vainqueurs d'un peuple redouté des Romains, eux, les héros de la Grande Guerre, "la der des der". Ils marchaient et presque à l'unisson levaient la tête vers le ciel, répondant d'un sourire fraternel au salut des archanges."
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EXTRAITS DE L'ABIME
EFFRÈNE :
"Le Sud occitan, des Pyrénées aux Alpes, se compose d'une multitude de petits royaumes frères mais rivaux, concurrents mais complices, liés par l'Histoire et souvent antinomiques par leur histoire. Ces communautés farouchement secrètes ont pour capitale un bourg, pour modèles et suzerains de vieilles familles enracinées depuis au moins la croisade des albigeois, pour langue l'occitan lorsque l'on aborde les choses sérieuses, c'est-à-dire battre au foot ou au rugby, aux boules ou au tambourin la cité voisine et ressasser cet illusoire exploit afin de meubler le temps en espérant beaucoup des prochaines confrontations. Diversité sans division, divergences convergentes, ces parcellarisations se fragmentant encore créent depuis bientôt mille ans un ensemble multiple et cohérent, tout à coup étrange, inquiétant même, dans "l'avant-arrière-pays" héraultais, dans cette région miniaturisée : le Clermontais."
PANDORA :
"Il l'avait rencontrée lors de sa première année estudiantine à Montpellier ; elle fréquentait déjà une "avant-garde", durant cette époque, aux jeans moulants, cols roulés, sveltesse et cheveux à tous les vents, qui se voulait une accélération de l'Histoire et fleurait bon la liberté, la route, Kerouac et Marcuse. Sartre et Beauvoir trônaient dans toutes les librairies. Ah ! comme l'on s'amusait naguère, à l'ombre des utopies, inventant jour après jour, sans trop le savoir, mai 68. Quelle différence avec le temps présent ! Lui, Morandi, n'avait pas vu grand-chose jusque-là, une vie enclose à Uzès, ensuite une existence cloîtrée de pensionnaire à Nîmes, quelques liaisons anodines empreintes de bien trop de ruralité lors des vacances."
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L'ABIME
Illustration de Marianne Schumacher
Roman (278 pages) - Collection "Infini", 2007.
Dans le sud de la France, près de Clermont-l'Hérault, "se tapit au creux d'un vallon un improbable hameau", Effrène, chérissant, à la fin du XXe siècle, le passéisme et "l'utopie d'une réalité immuable." Un gouffre insondable, lieu redouté derrière le rempart du village, semble plonger dans les abysses. Un énigmatique quartier au sol boueux et une "ancienne léproserie, haut lieu des désespérances", servent d'asiles aux nostalgies.
D'étranges alliances se nouent entre certains habitants de ce hameau singulier : un élève obstiné, à bord d'un esquif, parvient à convaincre de l'inviolabilité du gouffre le maître d'école, laïc railleur, le transformant en "romantique du sacré et de l'énigme". Un médecin, rationaliste, cynique, marche dans le sillage du notaire, poète inspiré, sans doute devin.
Parfois, un aigle d'une envergure exceptionnelle hante le ciel d'Effrène et perpétue, peut-être, le mythe de Prométhée...
Percevant avec une profonde angoisse qui imprègne ses descriptions apocalyptiques les sacrilèges irréversibles perpétrés par l'Homme envers la Nature, Christian JOUGLA, l'auteur de MANDORGUES, prouve une fois encore combien il excelle dans le genre difficile du roman gothique.
Éditions des Ateliers de la Licorne.
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QUELQUES EXTRAITS DE MANDORGUES
LES LOUPS :
"Soudain, une incantation funeste s'éleva de la terre vers le ciel, elle semblait provenir de tous les coins de l'horizon : le chant des loups ! Cette mélopée millénaire, par les effets d'une puissante magie, projeta avec une brutalité inouïe le petit groupe des siècles en arrière, au milieu des terreurs et des superstitions des âges enfuis...
Chacun se blottit précipitamment dans la carriole, les fanaux accrochés aux deux "tempes" furent allumés. On dut attendre Tambour ; le chien abâtardi parut enfin, geignant et tremblant...".
"LA TEMPÊTE" :
"Une détonation venue d'un autre monde écartela le ciel et, à coups de catapulte, la grêle tomba. La maison, geignant, pleurant dans des silences d'apocalypse, menaçait à tout instant de s'effondrer. La tempête n'oublia pas qu'elle était fille du déluge, des torrents d'eau accompagnaient la grêle et le vent.
À la faveur d'éclairs discontinus apparut le maelström gigantesque animé par les furies qui s'abattaient sur les collines. Devant la porte, des ravines se transformaient en torrents...".
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